
Le droit de reprise de l’administration fiscale constitue l’un des piliers fondamentaux du contrôle exercé par l’État sur la sincérité et l’exactitude des déclarations fiscales, tant en matière d’impôt sur le revenu (IR) qu’en matière d’impôt sur les sociétés (IS). Il désigne la période au cours de laquelle l’administration peut légalement procéder à des rectifications lorsque des insuffisances, omissions ou inexactitudes sont décelées dans les déclarations déposées par les contribuables.
Ce dispositif, essentiel pour garantir la préservation des intérêts du Trésor public, est néanmoins encadré par des règles strictes issues du Livre des procédures fiscales (LPF). Ces règles, dont l’article L. 169 du LPF constitue le cœur, subissent régulièrement des réaménagements, notamment dans un contexte de renforcement de la lutte contre la fraude fiscale, la dissimulation de revenus et l’évasion internationale.
La loi de finances pour 2025 s’inscrit dans cette dynamique d’adaptation législative. Alors qu’elle maintient le principe d’un délai triennal (trois ans plus l’année en cours) pour la plupart des situations « classiques », elle opère un élargissement sensible du champ d’application du délai de reprise décennal. Les nouvelles dispositions visent notamment la fausse domiciliation fiscale à l’étranger, les actifs numériques détenus hors de France et l’extension du délai à la retenue à la source pour certains revenus mobiliers.
L’objectif de cette étude est d’examiner, en deux grandes parties, les règles antérieures et l’évolution introduite par la loi de finances pour 2025. Nous aborderons d’abord, dans la Première partie, le cadre juridique du droit de reprise avant la réforme, en soulignant la durée triennale de principe et les principales exceptions déjà prévues pour un contrôle porté à dix ans. Puis, dans la Deuxième partie, nous mettrons en exergue les nouveautés apportées par la loi de finances pour 2025, en insistant sur les implications pratiques pour les contribuables, qu’ils soient résidents ou qu’ils se prévalent d’une résidence fiscale hors de France.
Première partie : Le régime juridique classique du droit de reprise
I. Les fondements législatifs et la durée triennale de principe
1) Base légale et définition du droit de reprise
Le droit de reprise, inscrit principalement à l’article L. 169 du Livre des procédures fiscales, confère à l’administration fiscale la possibilité de procéder à des rectifications dès lors qu’elle constate une inexactitude, omission ou insuffisance dans les déclarations du contribuable.
Concrètement, pour l’impôt sur le revenu (IR), le délai commence à courir au 1er janvier de l’année suivant celle au titre de laquelle l’imposition est due.
L’administration peut ainsi engager une procédure de rectification jusqu’au 31 décembre de la troisième année suivant cette année d’imposition.
Exemple : Si un contribuable perçoit des revenus en année N, déclarés en principe au printemps de l’année N+1, l’administration fiscale dispose jusqu’au 31 décembre de l’année N+3 pour procéder à toute rectification éventuelle. Passé ce délai, sauf exception, la prescription fiscale joue et les impositions correspondantes ne peuvent plus être modifiées.
Cette fenêtre de contrôle, d’une durée relativement courte, offre une sécurité juridique importante aux contribuables qui, une fois le délai triennal expiré, ne peuvent plus être inquiétés, sous réserve de ne pas tomber dans l’un des cas dérogatoires évoqués ci-après.
2) L’assise du délai de reprise pour les différents impôts
Si l’exemple ci-dessus porte sur l’IR, le même principe s’applique à d’autres catégories d’imposition, y compris l’impôt sur les sociétés (IS). En revanche, le point de départ ou les modalités peuvent varier en fonction des règles spécifiques de liquidation et de déclaration.
Le dispositif est généralement similaire pour la TVA, même si, dans certains cas particuliers, des délais différents ou des schémas spécifiques de contrôle peuvent s’appliquer.
Au-delà de l’impôt sur le revenu et de l’impôt sur les sociétés, il convient de rappeler que l’administration peut exercer son droit de reprise pour tout impôt (droits d’enregistrement, taxe foncière, contribution économique territoriale, etc.), en s’appuyant sur les dispositions pertinentes du LPF.
Malgré la multiplicité des régimes fiscaux et la variété des situations, l’horizon de trois ans (plus l’année en cours) demeure la règle générale. Ce principe trouve sa justification dans la nécessité de concilier les impératifs de contrôle de l’État avec la sécurité juridique des contribuables.
II. Les dérogations au principe triennal et l’extension à dix ans avant 2025
1) Présentation générale des cas exceptionnels
Le législateur a prévu, même avant la loi de finances pour 2025, des situations particulières permettant à l’administration de disposer d’un délai de reprise de dix ans. Ces extensions sont justifiées par la gravité de certains comportements ou par la difficulté matérielle de détecter et de contrôler certaines irrégularités, notamment lorsque des éléments de fait se situent à l’étranger.
L’une des hypothèses majeures concerne l’activité occulte, c’est-à-dire l’exercice d’une activité économique sans déclaration auprès des autorités compétentes (absence d’immatriculation, dissimulation totale des revenus, etc.).
Une autre situation relève de la flagrance fiscale, dans laquelle l’infraction est constatée en quasi-temps réel, démontrant une volonté flagrante de fraude ou de dissimulation.
Enfin, le manquement à certaines obligations déclaratives figure également parmi les causes principales de l’allongement du délai de reprise à dix ans : comptes bancaires non déclarés à l’étranger, revenus provenant de structures établies dans des États à fiscalité privilégiée, contrats d’assurance-vie souscrits auprès de compagnies étrangères.
Dans chacun de ces cas, la logique du législateur est de remédier à la difficulté d’accès à l’information pour l’administration fiscale. Des revenus ou actifs localisés hors du territoire national, ou simplement dissimulés, requièrent souvent un temps d’enquête plus long.
2) Justifications et objectifs du délai étendu
Si le délai triennal de contrôle est efficace dans le contexte d’une gestion « ordinaire » des dossiers fiscaux, il est apparu trop court pour permettre à l’administration de mener à bien des investigations complexes, notamment dès lors que la collecte de preuves implique la coopération d’autorités étrangères ou la mise en œuvre de procédures internationales d’échange de renseignements.
Les contribuables ayant recours à des montages sophistiqués, à des structures opaques ou à des instruments financiers difficilement traçables pouvaient ainsi escompter que la prescription triennale arrive à échéance avant la découverte des faits.
En allongeant le délai à dix ans, le législateur entend rééquilibrer le rapport de force en faveur de l’administration, considérant que les cas en question constituent des formes aggravées de dissimulation.
Avant 2025, ce délai décennal restait toutefois cantonné à des hypothèses spécifiques (activité occulte, flagrance fiscale, comptes ou contrats étrangers non déclarés). Les situations où un contribuable se déclariait non-résident fiscal pour échapper à l’impôt ne tombaient pas nécessairement sous le coup de ce délai plus long, à moins que d’autres facteurs aggravants ne soient établis.
Deuxième partie : Les innovations de la loi de finances pour 2025
Les dispositions issues de la loi de finances pour 2025 marquent un tournant majeur dans le régime du droit de reprise. Alors que, jusqu’ici, le délai décennal était circonscrit aux hypothèses précitées, la nouvelle législation consacre une extension notable à la question de la domiciliation fiscale et à la détention d’actifs numériques à l’étranger. Par ailleurs, elle prévoit un allongement du délai pour la retenue à la source concernant certains revenus mobiliers versés à des non-résidents.
I. L’allongement du délai de reprise en matière de fausse domiciliation fiscale
1) Le cadre antérieur : trois ans pour contester la domiciliation déclarée hors de France
Jusqu’à la loi de finances pour 2025, un contribuable se déclarant résident fiscal à l’étranger restait soumis, en principe, au délai de reprise triennal. L’administration fiscale disposait donc d’une fenêtre relativement courte pour remettre en cause cette domiciliation.
En pratique, des vérifications étaient menées, notamment via l’examen de la présence d’intérêts économiques ou familiaux en France, la consultation des échanges automatiques d’informations, etc.
Toutefois, si le contribuable s’était organisé pour masquer certains indices de sa présence effective en France, ce laps de temps de trois ans pouvait se révéler insuffisant pour collecter et analyser les preuves.
2) L’introduction du délai décennal pour contestation de la domiciliation fiscale
Désormais, la loi de finances pour 2025 a introduit une extension du délai de reprise à dix ans (plus l’année en cours) pour toutes les situations dans lesquelles l’administration remet en cause la domiciliation fiscale d’un contribuable.
Cette mesure, présentée comme une réponse à la multiplication des schémas d’optimisation agressive ou de fraude fondée sur une fausse déclaration de résidence, permet à l’administration de mener des investigations sur une période beaucoup plus large.
L’objectif est clairement de dissuader les contribuables qui envisageraient de s’installer à l’étranger de manière purement fictive, ou de se prévaloir d’une domiciliation dans un État où l’imposition est moindre, alors que leur véritable centre d’intérêts économiques et familiaux demeure en France.
Point important : Cette nouvelle règle implique que, dès lors qu’un contribuable prétend ne plus être résident fiscal français, l’administration pourra potentiellement contrôler ses déclarations pendant dix ans si elle estime que cette prétention est inexacte. Les conséquences financières, en cas de redressement, peuvent donc être considérables, le rappel d’impôt pouvant porter sur de multiples années.
3) Les limites et la non-rétroactivité de la mesure
L’élargissement du délai à dix ans n’est pas rétroactif. Les prescriptions déjà acquises ne sont donc pas remises en cause. En l’absence de disposition particulière précisant une rétroactivité, il convient de se référer à la date d’entrée en vigueur prévue dans la loi : les contrôles portant sur des périodes prescrites avant le 16 février 2025 ne pourront pas être rouverts.
En revanche, toute période pour laquelle la prescription n’était pas acquise à compter du 16 février 2025 pourra tomber sous le coup de la nouvelle règle.
Cette absence de rétroactivité constitue une garantie pour les contribuables qui, de bonne foi, avaient déjà terminé leurs contrôles ou bénéficié d’une prescription.
II. L’extension du champ du délai décennal aux actifs numériques et à la retenue à la source
1) Les actifs numériques détenus à l’étranger
Avant la loi de finances pour 2025, le délai de reprise de dix ans pouvait déjà viser les revenus non déclarés provenant de structures établies dans des États à fiscalité privilégiée, mais le législateur n’avait pas spécifiquement intégré la question des cryptomonnaies ou autres actifs numériques détenus à l’étranger dans cette catégorie.
Les contribuables disposant de portefeuilles cryptographiques sur des plateformes étrangères pouvaient ainsi échapper aux contrôles prolongés, sauf preuve d’une autre infraction justifiant l’extension du délai.
Désormais, la nouvelle législation précise que les actifs numériques situés hors de France, lorsqu’ils ne sont pas déclarés, entrent dans le champ du délai décennal.
Concrètement, cela vise toute situation où un contribuable détiendrait, par exemple, des bitcoins ou d’autres crypto-actifs sur un compte ouvert hors du territoire national, sans l’avoir déclaré dans ses obligations fiscales (les déclarations annuelles de comptes et d’actifs numériques, obligations renforcées depuis quelques années).
L’administration fiscale pourra dès lors réclamer un rappel d’impôt sur dix ans, majoré d’éventuelles pénalités, dès lors qu’elle établit que ces actifs ont généré des gains ou revenus imposables dissimulés.
Cette mesure s’inscrit dans la lutte contre l’opacité financière de certains placements numériques et complète la panoplie de dispositifs déjà existants, tels que l’échange automatique d’informations entre États, qui se développe progressivement en matière de crypto-actifs.
2) L’extension du délai de reprise à la retenue à la source (article L. 169 A LPF)
La loi de finances pour 2025 modifie également l’article L. 169 A du LPF, en prévoyant un délai de reprise de dix ans concernant la retenue à la source applicable aux revenus de capitaux mobiliers (article 119 bis du CGI).
Jusqu’alors, si une société française versait des dividendes ou intérêts à un non-résident, l’administration disposait d’un droit de contrôle dont la durée variait selon la situation. La nouvelle disposition étend désormais à dix ans le délai de reprise dans les hypothèses de fausse domiciliation ou de défaut de déclaration sur ces flux transfrontaliers.
L’enjeu est majeur, car la retenue à la source constitue un mécanisme essentiel pour la taxation des revenus de source française versés à l’étranger. Si le bénéficiaire se déclarait non-résident à tort, l’administration pourra désormais opérer un redressement sur une période bien plus longue, garantissant que les impôts sur ces revenus ne pourront être éludés aussi facilement.
Cette évolution législative témoigne de la volonté des pouvoirs publics de mieux contrôler les flux internationaux et de réprimer les fraudes ou évasions liées à la mauvaise qualification de la résidence fiscale des bénéficiaires des revenus mobiliers.
3) Conséquences pratiques pour les contribuables et sécurité juridique
Du point de vue des contribuables, l’extension de ces délais de reprise appelle à la plus grande vigilance :
Toute déclaration de revenus ou de résidence fiscale hors de France devra être soigneusement justifiée, compte tenu du nouveau risque de contrôle pendant dix ans.
Les comptes à l’étranger ou comptes d’actifs numériques doivent être déclarés avec précision pour éviter d’entrer dans le champ d’application du délai décennal.
Les entreprises et les particuliers versant ou percevant des revenus de capitaux mobiliers transfrontaliers doivent s’assurer de respecter les obligations déclaratives (notamment en matière de retenue à la source) pour ne pas exposer ces revenus à un redressement prolongé.
De plus, bien que la mesure ne soit pas rétroactive, l’administration demeure attentive aux situations en cours de prescription. Ainsi, un contribuable qui serait parti de France il y a un an ou deux, en prétendant s’établir définitivement à l’étranger, se trouvera potentiellement soumis au nouveau délai de dix ans si son dossier n’est pas déjà prescrit à la date d’entrée en vigueur de la loi.
Conclusion générale
Le droit de reprise de l’administration fiscale, déjà fortement encadré par le Livre des procédures fiscales, subit avec la loi de finances pour 2025 une évolution significative :
D’une part, il consacre l’idée que la fausse domiciliation fiscale à l’étranger, de plus en plus utilisée comme levier d’évasion ou d’optimisation agressive, mérite un contrôle approfondi pouvant s’étendre sur dix ans.
D’autre part, il renforce la lutte contre la dissimulation d’actifs numériques à l’étranger, en alignant ces derniers sur les comptes bancaires hors de France déjà soumis au délai de reprise décennal.
Enfin, il étend le champ du délai de dix ans à la retenue à la source pour les revenus de capitaux mobiliers distribués à des non-résidents, une disposition qui s’inscrit dans le contexte global de traque des flux financiers transfrontaliers.
Si la prescription triennale demeure le principe, ces nouvelles mesures témoignent d’une volonté claire du législateur de durcir la répression des comportements considérés comme fraude ou dissimulation. Les conséquences pratiques pour les contribuables sont considérables : qu’il s’agisse de s’établir à l’étranger, de détenir des crypto-actifs ou de recevoir des revenus depuis la France, la marge de manœuvre pour échapper au contrôle s’amenuise sensiblement.
En contrepartie, la non-rétroactivité du dispositif rassure ceux dont les délais de reprise étaient déjà échus, tout en maintenant la cohérence constitutionnelle et la sécurité juridique minimale nécessaire. Pour autant, le fait de devoir démontrer sa bonne foi sur une période de dix ans au lieu de trois crée nécessairement une exposition plus longue aux investigations de l’administration.
En définitive, ces nouvelles règles rappellent l’importance, pour tout contribuable, d’anticiper et de documenter scrupuleusement ses choix de résidence et ses stratégies patrimoniales ou d’investissement. Dans un contexte de globalisation croissante, de multiplication des échanges transfrontaliers et de digitalisation de l’économie (cryptomonnaies, plateformes étrangères, etc.), la vigilance est de mise, sous peine de subir des redressements substantiels après de longues années, désormais couvertes par le délai de reprise décennal.
Les professionnels du droit fiscal prévoient que cette extension du délai augmentera fortement l’attrait pour des stratégies de régularisation spontanée ou de conformité fiscale préventive, afin d’éviter des procédures coûteuses et dommageables sur le plan financier. D’un point de vue plus général, la mesure s’inscrit dans le mouvement général de renforcement des contrôles fiscaux internationaux, soutenu par les échanges automatiques d’informations entre États et la mise en place de registres des bénéficiaires effectifs pour les sociétés et avoirs financiers.
Ainsi, le droit de reprise, pilier du contrôle fiscal, prend désormais une dimension élargie qui illustre, une fois de plus, la volonté du législateur de lutter contre la fraude et l’évasion fiscales de manière plus incisive. À l’avenir, la possible amplification de ces mesures ou leur adaptation en fonction de nouveaux outils technologiques – notamment l’intelligence artificielle dans le data mining fiscal – pourraient encore accroître la capacité de l’administration à identifier et poursuivre des irrégularités sur une période prolongée.
Dans ce contexte, la loi de finances pour 2025 ouvre donc une nouvelle ère, où la sécurité juridique acquise après trois ans ne sera plus aussi aisée à obtenir pour certains profils de contribuables, en particulier ceux qui invoquent une domiciliation fiscale étrangère ou détiennent des actifs numériques non déclarés. Il s’agit pour chacun d’en prendre la mesure et, au besoin, de solliciter un accompagnement spécialisé afin de vérifier la conformité de ses déclarations avec les normes désormais en vigueur.
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