
Cour de cassation, Soc, 8 janvier 2025, n°20-18.484
La protection des salariés contre l’insolvabilité de leur employeur est un enjeu fondamental du droit social. En France, cette protection est assurée notamment par l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), instituée pour prendre en charge les créances salariales qui demeurent impayées lorsque survient une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire). Traditionnellement, le Code du travail opère une distinction entre les sommes dues au titre de la période antérieure à l’ouverture de la procédure et celles nées postérieurement à cette ouverture. Les premières sont couvertes de manière relativement large, alors que les secondes font l’objet d’une garantie plus limitée, sous réserve de certaines exceptions.
Jusqu’à une date récente, la Cour de cassation avait adopté une interprétation restrictive de cette garantie pour les créances nées d’une rupture de contrat de travail postérieure à l’ouverture de la procédure, en cantonnant la prise en charge de l’AGS aux seules ruptures prononcées par l’employeur ou par les organes de la procédure. En revanche, elle excluait les ruptures intervenues à l’initiative du salarié ou du juge (telles qu’une prise d’acte ou une résiliation judiciaire aux torts de l’employeur).
Toutefois, dans un arrêt rendu le 8 janvier 2025, la Haute juridiction opère un véritable revirement de jurisprudence. Désormais, la prise en charge par l’AGS peut également bénéficier aux salariés ayant rompu leur contrat de travail pour des motifs justifiés, à condition que cette rupture intervienne dans les délais légaux fixés par le Code du travail. Cette décision s’inscrit dans le prolongement d’une évolution européenne incarnée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, laquelle avait considéré que l’exclusion des ruptures à l’initiative du salarié contrevenait aux objectifs protecteurs du droit de l’Union.
Le présent exposé, organisé en deux parties, se propose d’expliquer les tenants et les aboutissants de cette évolution jurisprudentielle. Après avoir dressé un panorama de l’architecture légale et de la jurisprudence antérieure (I), nous examinerons la portée du revirement en mettant en évidence son lien direct avec la jurisprudence européenne et ses conséquences pratiques (II).
I. Le cadre juridique et la jurisprudence antérieure à l’arrêt du 8 janvier 2025
A. L’AGS et les créances garanties : une distinction entre créances antérieures et postérieures
1. Le fondement légal de l’AGS
Le régime de garantie des créances salariales repose sur les articles L. 3253-1 et suivants du Code du travail. Selon ces dispositions, tout employeur de droit privé est tenu d’assurer ses salariés contre le risque de non-paiement des sommes qui leur sont dues, dès lors qu’une procédure de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire est ouverte. Ce mécanisme est mis en œuvre par l’Association pour la gestion du régime de garantie des créances des salariés (AGS), qui va avancer les fonds nécessaires au règlement des créances garanties, dans la limite de plafonds légaux variables selon l’ancienneté du contrat de travail.
Cette garantie légale sert plusieurs objectifs. D’une part, elle vise à garantir la sécurité financière des salariés les plus exposés lorsque l’entreprise connaît d’importantes difficultés. D’autre part, elle poursuit des finalités sociales en veillant à ce que les rémunérations, indemnités de congés payés ou de rupture, ne soient pas laissées impayées si l’employeur se révèle défaillant. Enfin, elle protège l’ordre public économique, en maintenant un climat de confiance au sein du marché du travail.
2. Les sommes couvertes avant et après l’ouverture de la procédure
Le Code du travail distingue, pour les besoins de la garantie AGS, les sommes dues avant l’ouverture de la procédure et celles dues après. Les premières — par exemple, des salaires impayés ou des indemnités pour des congés acquis avant l’ouverture — font l’objet d’une large prise en charge, sous réserve qu’elles soient la conséquence de l’exécution du contrat de travail. Cette couverture étendue s’explique par la nécessité de protéger le salarié dont la rémunération et les droits acquis sont potentiellement compromis par la faillite de l’employeur.
En revanche, pour les créances nées après l’ouverture de la procédure, la garantie de l’AGS se trouve traditionnellement restreinte. L’idée sous-jacente est que, dans la mesure où l’entreprise est déjà placée sous la surveillance du tribunal et, le cas échéant, d’un administrateur judiciaire, le paiement des salaires postérieurs est supposé plus sûr. Par conséquent, la loi concentre l’intervention de l’AGS sur des hypothèses spécifiques, par exemple les créances qui résultent de la rupture du contrat de travail. La finalité est de financer des indemnités de licenciement prononcées dans la période où l’entreprise, encore en activité, tente soit de se redresser, soit de préparer une cession.
3. Les exceptions prévues par le Code du travail
Plusieurs alinéas de l’article L. 3253-8 du Code du travail énumèrent des exceptions permettant de couvrir des créances nées postérieurement à l’ouverture de la procédure collective. Parmi ces exceptions, on compte :
Les créances résultant d’une mesure d’accompagnement, comme l’allocation de congé de reclassement ou les indemnités de formation en période de sauvegarde ou de redressement.
Les créances résultant de la rupture du contrat de travail, sous certaines conditions de délai. Dans le cas d’un licenciement pour motif économique, notamment, la garantie va s’exercer si la rupture intervient dans les délais légaux fixés (par exemple dans les 15 jours suivant le jugement de liquidation, selon la situation).
Jusqu’à récemment, la Cour de cassation estimait que cette exception ne valait que pour les ruptures prononcées par l’employeur (ou, en pratique, par l’administrateur ou le mandataire judiciaire lorsqu’ils agissent au nom de l’employeur). Les ruptures à l’initiative du salarié, notamment les prises d’acte de rupture ou les résiliations judiciaires, étaient exclues : selon la Haute juridiction, ces situations ne relevaient pas du licenciement à proprement parler.
B. L’exclusion classique des ruptures à l’initiative du salarié ou du juge
1. Les motifs historiques de l’exclusion
Cette exclusion traditionnelle tenait à l’objectif, souvent revendiqué par la Cour de cassation, de préserver la cohérence de la procédure collective. L’idée était de limiter les ruptures non décidées par l’employeur ou l’un des organes de la procédure (administrateur, mandataire liquidateur) afin d’éviter des stratégies visant à sortir prématurément de l’entreprise tout en transférant la charge financière de la rupture à l’AGS.
La logique était que seules les ruptures relevant d’une véritable décision de gestion prise dans l’intérêt de la procédure collective (notamment pour rationaliser l’effectif ou pour préparer une cession) devaient être indemnisées par l’AGS. Dans ce schéma, une prise d’acte ou une résiliation judiciaire, même lorsqu’elles résultent de manquements graves de l’employeur, restaient perçues comme des initiatives du salarié. Dès lors, les sommes réclamées en indemnisation postérieurement à l’ouverture de la procédure n’étaient pas censées être couvertes.
2. La jurisprudence antérieure de la Cour de cassation
Avant l’arrêt du 8 janvier 2025, la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation était claire : pour que les indemnités de rupture postérieures entrent dans le champ de la garantie AGS, il fallait une rupture du contrat de travail à l’initiative de l’employeur (licenciement ou rupture conventionnelle autorisée par l’administrateur). À défaut, si le salarié prenait acte de la rupture ou obtenait du juge qu’il prononce une résiliation judiciaire aux torts de l’employeur, les sommes correspondantes (indemnité compensatrice de préavis, indemnité de licenciement, indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, etc.) ne pouvaient bénéficier de la couverture de l’AGS. Le raisonnement procédait d’un alignement systématique entre la notion de « licenciement » et l’exigence d’une initiative de l’employeur.
3. Les conséquences pratiques pour les salariés
Sur le plan pratique, ce dispositif antérieur suscitait une réelle insécurité pour les salariés : lorsque l’entreprise était en redressement ou en liquidation, le salarié victime de manquements graves de son employeur pouvait légitimement souhaiter mettre fin au contrat de travail, par exemple via une prise d’acte, sans devoir subir la continuation d’une relation manifestement rompue. Mais il s’exposait alors à l’impossibilité de recouvrer ses indemnités par l’AGS, puisque la jurisprudence estimait que les sommes en résultant n’étaient pas garanties, malgré l’ouverture de la procédure.
Cette situation poussait parfois les salariés à attendre un éventuel licenciement économique qui, de fait, ouvrait droit à la garantie de l’AGS, mais rallongeait la période durant laquelle ils restaient officiellement dans l’effectif de l’entreprise. Dans le contexte d’un redressement judiciaire, cela pouvait freiner la liberté du salarié de rompre un contrat devenu intenable et, paradoxalement, peser davantage sur la trésorerie de l’entreprise (salaires devant continuer d’être versés), voire contrevenir à la finalité même de la directive européenne de 2008/94/CE, qui vise à protéger les créances salariales en cas d’insolvabilité de l’employeur.
II. Le revirement de la Cour de cassation sous l’impulsion du droit de l’Union européenne
A. L’apport décisif de la jurisprudence européenne
1. La directive 2008/94/CE et son champ d’application
La directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de leur employeur fixe un socle minimal de droits, dont chaque État membre doit assurer la mise en œuvre. Elle ne détaille pas toutes les modalités, laissant une certaine flexibilité législative, mais insiste sur des principes clés de non-discrimination et de protection effective.
S’agissant de la définition des travailleurs qui bénéficient de la garantie, la directive exige que les États membres évitent toute distinction disproportionnée entre les salariés, dès lors qu’ils se trouvent dans une situation comparable (insolvabilité de l’employeur). La CJUE veille à ce que les législations nationales n’établissent pas de conditions ou d’exclusions contraires à ces principes, et vérifie qu’aucune distinction injustifiée ne soit opérée en fonction de la nature de la rupture du contrat de travail.
2. La décision de la CJUE du 22 février 2024
Dans un arrêt rendu le 22 février 2024, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé contraire au droit de l’Union la pratique consistant à exclure de la garantie salariale les sommes dues suite à une rupture à l’initiative du salarié, lorsque cette rupture est causée par des manquements graves de l’employeur. Selon la CJUE, la garantie doit bénéficier à tout salarié dont le contrat de travail a été rompu en lien avec l’insolvabilité de l’employeur, sans que la cause de la rupture (initiative du salarié ou initiative de l’employeur) puisse servir de critère discriminant.
La CJUE a adopté un raisonnement en quatre points :
Absence de disposition explicite dans la directive justifiant l’exclusion des ruptures prononcées à l’initiative du salarié.
Soumission à une exigence de non-discrimination, qui impose de traiter de façon identique deux salariés subissant, in fine, une rupture dont la cause principale est le comportement fautif de l’employeur.
Assimilation contextuelle entre le licenciement et la prise d’acte / résiliation judiciaire, dès lors que le juge national constate le caractère légitime de la rupture à l’initiative du salarié.
Refus d’un argument d’opportunité s’appuyant sur les objectifs de la procédure collective (poursuite de l’activité, maintien de l’emploi, apurement du passif), au motif que la directive européenne ne permet pas de sacrifier la protection effective des créances salariales à la simple volonté de réguler la restructuration de l’entreprise.
Au vu de ces éléments, la Cour de justice a clairement indiqué que la France se trouvait en contradiction avec les principes européens.
3. Les conséquences pour la France
Cette décision contraignait la jurisprudence française à se réexaminer. Le principe d’interprétation conforme impose aux juridictions internes de privilégier une lecture du droit national compatible avec les objectifs de la directive. Si la loi, en l’occurrence l’article L. 3253-8 du Code du travail, ne ferme pas expressément la porte à la prise en charge de ruptures à l’initiative du salarié, les juridictions doivent interpréter ce texte à la lumière de la directive 2008/94/CE.
La situation n’était pas nouvelle : dans d’autres domaines, la Cour de cassation s’était déjà conformée à des arrêts de la CJUE pour aligner la lecture des textes français sur les impératifs européens. Toutefois, jusqu’à l’arrêt du 8 janvier 2025, la Haute juridiction avait semblé réticente à opérer un revirement sur ce point précis, peut-être par crainte de faciliter des ruptures opportunistes.
B. L’arrêt du 8 janvier 2025 et ses implications
1. Les faits ayant donné lieu à la décision
L’arrêt du 8 janvier 2025 est né de deux dossiers distincts dans lesquels des salariés avaient rompu leur contrat de travail peu après le jugement d’ouverture de la procédure collective, en raison de manquements suffisamment graves de l’employeur. Dans l’un, il s’agissait d’une prise d’acte intervenue treize jours après l’ouverture du redressement judiciaire ; dans l’autre, d’une demande de résiliation judiciaire formée dans la foulée de l’ouverture, et finalement prononcée rétroactivement à la date d’envoi d’une lettre de licenciement économique.
Dans l’état antérieur de la jurisprudence, ces créances n’auraient pas été couvertes par l’AGS, car les ruptures étaient imputables à l’initiative des salariés (ou jugées telles), et non à une décision de l’employeur ou du mandataire judiciaire.
2. Le principe énoncé par la Cour de cassation
Dans son arrêt, la Cour de cassation a expressément reconnu la nécessité de s’aligner sur l’interprétation de la CJUE. Elle a jugé que l’article L. 3253-8 du Code du travail, interprété conformément au droit de l’Union, n’excluait pas la prise en charge des sommes dues à un salarié dont la rupture du contrat de travail intervient postérieurement au jugement d’ouverture, dès lors que cette rupture est effectivement causée par des manquements de l’employeur rendant impossible la poursuite de la relation contractuelle, et qu’elle se situe dans les délais fixés par le même article.
Concrètement, la Haute juridiction a mis fin à la condition selon laquelle la rupture devait nécessairement être prononcée par l’employeur. Elle admet désormais que, si le salarié prend acte de la rupture ou obtient une résiliation judiciaire aux torts de l’employeur, les sommes qui en résultent (indemnités de préavis, de licenciement, de dommages et intérêts) peuvent, sous réserve des autres conditions légales, être prises en charge par l’AGS au même titre qu’un licenciement.
3. L’argumentation déployée
La Cour de cassation insiste sur plusieurs points pour justifier ce changement de position :
Respect du principe d’égalité : une rupture à l’initiative du salarié, validée par un juge en raison de la faute de l’employeur, n’est pas fondamentalement différente d’un licenciement prononcé pour des raisons similaires. Dans les deux cas, la véritable cause de la rupture réside dans le manquement patronal, et le salarié se retrouve privé d’emploi pour les mêmes motifs.
Conformité avec la directive 2008/94/CE : l’exclusion pure et simple des prises d’acte ou résiliations judiciaires va à l’encontre de la finalité protectrice de la directive, qui ne peut tolérer de distinction injustifiée entre des situations comparables.
Interprétation de l’article L. 3253-8 du Code du travail : le texte ne comportant pas de terme imposant strictement que la rupture soit le fait de l’employeur, il est possible de l’interpréter comme englobant toutes les ruptures prononcées pendant la période de protection, dès lors qu’elles résultent de manquements de l’employeur constatés par le juge.
Cette évolution ne constitue pas une pure création prétorienne : la Cour souligne qu’elle ne fait qu’interpréter les dispositions internes « à la lumière du droit de l’Union », en évitant une lecture restrictive qui ne serait pas justifiée par la lettre du texte.
4. La portée de la décision
En pratique, ce revirement présente plusieurs conséquences :
Élargissement de la couverture AGS : les salariés qui se voient contraints de rompre leur contrat en raison de la gravité des manquements de l’employeur ne seront plus exclus de la garantie.
Sécurité juridique pour les salariés : cette nouvelle lecture met fin à l’incertitude qui poussait nombre de salariés à endurer une situation intenable ou à attendre un licenciement formel. Ils peuvent désormais agir plus librement si les circonstances le justifient.
Contrôle juridictionnel renforcé : pour que la garantie s’applique, le juge doit constater la réalité et la gravité des manquements de l’employeur. La simple volonté du salarié de rompre ne suffit pas ; il faudra prouver que l’employeur est fautif, et que c’est bien son comportement qui motive la rupture.
Certains craignent néanmoins que cette extension encourage des stratégies opportunistes. Toutefois, la Cour de cassation a pris soin de préciser que la prise en charge ne joue que si la rupture survient « dans les délais légaux fixés par l’article L. 3253-8 du Code du travail », et si elle est justifiée par des manquements empêchant la poursuite du contrat. Il ne s’agit donc pas d’une faculté de rompre à la légère, mais bien d’un mécanisme protecteur réservé aux cas où le comportement fautif de l’employeur conduit à une cessation forcée de la relation de travail.
Conclusion
Le revirement opéré par la Cour de cassation le 8 janvier 2025 s’inscrit pleinement dans la lignée de la jurisprudence européenne visant à garantir la plus large protection possible aux salariés en cas d’insolvabilité de leur employeur. En étendant la couverture de l’AGS aux ruptures intervenant à l’initiative du salarié ou du juge, dès lors qu’elles sont causées par des manquements graves de l’employeur et interviennent durant la période protégée, la Haute juridiction française corrige une inégalité de traitement qui, depuis plusieurs années, prêtait le flanc à la critique.
Dans un premier temps, il convient de rappeler que l’objectif premier de cette évolution est de se conformer au principe d’interprétation conforme du droit national au droit de l’Union européenne. La directive 2008/94/CE appelle à une protection effective de l’ensemble des salariés touchés par l’insolvabilité de leur employeur. Les finalités de sauvegarde et de redressement, bien qu’importantes, ne sauraient justifier l’exclusion de ceux qui, de manière justifiée, actent la rupture de leur contrat lorsque l’employeur manque gravement à ses obligations contractuelles.
Dans un second temps, cette décision illustre la manière dont la Cour de cassation équilibre les exigences propres à la procédure collective — notamment l’apurement du passif et la recherche de la continuité de l’entreprise — et la protection impérative du salarié. Désormais, le salarié faisant face à une situation inacceptable n’a plus à craindre l’exclusion de son indemnisation par l’AGS.
D’un point de vue pratique, les employeurs, les administrateurs et les mandataires judiciaires devront prendre en compte cette nouvelle donne. Lors de l’ouverture d’une procédure collective, la surveillance des manquements susceptibles de justifier une prise d’acte ou une résiliation judiciaire sera renforcée. Les organes de la procédure (et l’employeur lui-même) auront tout intérêt à veiller à respecter scrupuleusement les obligations légales et contractuelles envers le salarié, faute de quoi les créances afférentes à une rupture motivée par de tels manquements seront immédiatement portées au passif, et de surcroît couvertes par l’AGS.
Cette évolution conforte ainsi l’idée que, même en période de graves difficultés économiques, la relation de travail est encadrée par des principes de sécurité sociale et de protection du salarié, principes dont le droit européen ne cesse de rappeler l’importance. S’il est légitime de vouloir préserver les chances de redressement de l’entreprise, la protection du salarié reste une priorité et ne peut être sacrifiée au profit d’un objectif purement économique. Dans la mesure où l’article L. 3253-8 du Code du travail n’imposait pas formellement la limitation antérieure, la Cour de cassation a eu beau jeu de se référer à la directive pour justifier son revirement et « corriger » une interprétation qui, au final, s’avérait contraire aux exigences de l’Union.
Il est probable que cette décision influence la manière dont le juge national statue sur les litiges relatifs aux ruptures de contrat intervenues durant les phases critiques de la procédure collective. On peut également penser que les juridictions prud’homales seront désormais plus enclines à vérifier la solidité des arguments des salariés qui se prévalent de manquements graves. En creux, cette jurisprudence réaffirme le rôle du juge pour éviter tout abus : la simple démission ou un acte de rupture non motivé ne sera pas systématiquement couvert. C’est bien l’illicéité du comportement de l’employeur qui constitue le socle de la protection.
Du point de vue de la doctrine, l’arrêt du 8 janvier 2025 met un terme à un long débat. Les critiques visant l’exclusion traditionnelle de la garantie AGS en cas de rupture à l’initiative du salarié mettaient en avant la contradiction entre la lettre de la directive 2008/94/CE et la jurisprudence française. La Cour de cassation referme donc cette divergence, en unifiant la protection pour l’ensemble des hypothèses de rupture, ce qui devrait favoriser l’harmonisation du contentieux, tout en sécurisant les droits du salarié.
En définitive, le revirement ainsi opéré illustre parfaitement la capacité du droit de l’Union européenne à influer sur le droit du travail français. Il rétablit une certaine équité en plaçant la faute de l’employeur au cœur de la décision : si le comportement de ce dernier rend la relation contractuelle intenable, la rupture résultante doit ouvrir droit à l’indemnisation des créances par l’AGS, qu’il s’agisse ou non d’un licenciement formel. Cette solution, en renforçant la cohérence de la protection sociale, s’inscrit dans une logique de réhabilitation du salarié en tant que partie faible du contrat de travail, et non comme simple variable d’ajustement dans une procédure collective.
D’un point de vue prospectif, il conviendra de rester attentif aux possibles évolutions législatives. Le législateur français pourrait choisir de clarifier l’article L. 3253-8 du Code du travail pour consacrer expressément cette nouvelle interprétation et en encadrer la mise en œuvre pratique. Quoi qu’il en soit, l’arrêt du 8 janvier 2025 restera un jalon important dans l’histoire de la protection des salariés en période de difficultés économiques, en témoignant du rôle déterminant joué par la convergence des droits nationaux et européens.
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