Le comblement de passif pour insuffisance d’actif est une procédure bien connue des praticiens du droit des affaires et des dirigeants d’entreprises en difficulté. Elle vise à engager la responsabilité financière de certains dirigeants lorsque la liquidation de leur société ne permet pas d’honorer l’ensemble des dettes (on parle alors d’« insuffisance d’actif »). Autrement dit, dans le cadre d’une liquidation judiciaire, il peut arriver que la trésorerie ou le patrimoine de l’entreprise ne suffise pas à payer les créanciers. S’il apparaît que les dirigeants ont commis des fautes de gestion ayant contribué à cette situation, ils peuvent être condamnés à supporter tout ou partie du passif résiduel.
Depuis quelques années, la jurisprudence et la législation relatives au comblement de passif ont fait l’objet d’évolutions notables, visant notamment à clarifier les règles de preuve et à renforcer la protection des tiers. Avec l’Ordonnance n° 2023-1012 du 4 octobre 2023, entrée en vigueur début 2024, le législateur a souhaité apporter davantage de prévisibilité pour les entrepreneurs et garantir un équilibre entre l’intérêt des créanciers et la préservation de l’initiative économique.
Au 1er janvier 2025, ce nouveau cadre réglementaire a déjà donné lieu à plusieurs décisions de justice, précisant les contours pratiques de la procédure.
Dans cet article, nous proposons un tour d’horizon complet du comblement de passif pour insuffisance d’actif :
Première partie : nous reviendrons sur la notion et les conditions d’ouverture de la procédure, afin de cerner précisément les hypothèses dans lesquelles le comblement de passif peut être ordonné.
Deuxième partie : nous nous pencherons sur les conséquences pratiques et la mise en œuvre de la responsabilité financière des dirigeants, en faisant un point sur les nouvelles orientations jurisprudentielles et législatives applicables depuis 2023-2024.
Notre objectif est de vous offrir un exposé juridique clair, tout en restant pratique et accessible. Bonne lecture !
Première partie : La notion et les conditions du comblement de passif
Le comblement de passif pour insuffisance d’actif s’inscrit dans le cadre plus général des sanctions civiles encourues par les dirigeants dans les procédures collectives. Il s’agit d’une action spécifique, régie notamment par les articles L.651-1 et suivants du Code de commerce. Cette procédure, applicable en France métropolitaine comme en outre-mer, vise à faire supporter par le ou les dirigeants fautifs (qu’ils soient de droit ou de fait) tout ou partie des dettes de l’entreprise en liquidation, lorsque leur comportement a contribué à l’aggravation du passif.
Pour mieux comprendre ce mécanisme, nous étudierons successivement :
(A) La définition et l’objet de l’action pour insuffisance d’actif
(B) Les conditions de mise en œuvre
A. Définition et objet de l’action pour insuffisance d’actif
1. Un principe : faire peser la charge de la dette sur les dirigeants fautifs
L’action en comblement de passif trouve sa raison d’être dans la nécessité de faire assumer aux dirigeants ayant failli dans leur mission la responsabilité financière qui en découle. Lorsqu’une société se retrouve en liquidation judiciaire et qu’elle ne dispose pas de suffisamment d’actifs pour payer ses créanciers, le législateur a estimé légitime de mettre à la charge des dirigeants les conséquences de leurs fautes de gestion graves.
En pratique, cette action permet de « percer le voile de la personnalité morale » dans une hypothèse très précise : l’insuffisance d’actif de la société n’est pas seulement due à la conjoncture ou à une simple malchance, mais résulte directement ou indirectement de manquements imputables aux dirigeants (de droit ou de fait).
2. Un fondement juridique confirmé et précisé par l’Ordonnance n° 2023-1012 du 4 octobre 2023
Les articles L.651-1 et suivants du Code de commerce forment le fondement textuel de l’action, renforcé par la jurisprudence constante de la Cour de cassation. L’Ordonnance n° 2023-1012 du 4 octobre 2023, entrée en vigueur au 1er janvier 2024, a néanmoins introduit plusieurs clarifications sur la définition de la « faute de gestion » :
Une liste indicative de comportements considérés comme fautifs : détournement d’actifs, sous-capitalisation délibérée, engagement excessif de la société au regard de sa capacité financière, dissimulation comptable, etc.
Une appréciation stricte de la causalité entre la faute et l’insuffisance d’actif : il ne suffit plus d’établir que la faute a existé ; il convient de démontrer qu’elle a contribué, de manière significative, à l’aggravation du passif.
Ces précisions ont pour effet de sécuriser davantage les dirigeants de bonne foi, qui pourront faire valoir leur diligence et l’absence de lien de causalité entre leur décision et le résultat final.
B. Conditions de mise en œuvre
1. L’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire
La première condition incontournable pour qu’une action en comblement de passif puisse être exercée est l’ouverture d’une procédure de liquidation judiciaire. En effet, tant que la société est en redressement judiciaire ou en procédure de sauvegarde, le débat sur l’insuffisance d’actif ne se pose pas de la même manière, car l’entreprise n’a pas encore vocation à être dissoute.
C’est donc le juge-commissaire ou, plus fréquemment, le liquidateur (voire le ministère public) qui peut saisir la juridiction compétente pour demander la condamnation des dirigeants au comblement de passif.
2. La preuve d’une « faute de gestion »
Comme évoqué, la faute de gestion est la clé de voûte de l’action en comblement de passif. La jurisprudence la définit comme toute contravention suffisamment caractérisée aux règles de gestion normalement attendues d’un dirigeant prudent, avisé et de bonne foi. Le caractère « grave » ou non de cette faute peut influer sur le montant de la condamnation.
Par ailleurs, la question de la preuve est centrale. Depuis l’Ordonnance de 2023, les juges sont incités à exiger une démonstration rigoureuse du lien de causalité. Les pièces comptables (bilans, comptes de résultat, relevés bancaires) et les témoignages (dont ceux de l’expert-comptable ou des commissaires aux comptes) peuvent s’avérer déterminants.
3. La contribution à l’insuffisance d’actif
Au-delà de la faute, il faut établir que celle-ci a concouru, même partiellement, à l’aggravation du passif. Jusqu’alors, la doctrine hésitait sur l’intensité du lien de causalité requis (direct, indirect, global). Les récentes décisions de 2024 et 2025 tendent à exiger un lien direct et significatif, faisant la part entre les aléas de la conjoncture économique et les fautes réellement déterminantes.
Deuxième partie : Mise en œuvre pratique et conséquences pour les dirigeants
Après avoir examiné les fondements et les conditions d’ouverture de la procédure de comblement de passif pour insuffisance d’actif, intéressons-nous maintenant aux conséquences pratiques pour les dirigeants et aux modalités de jugement. Il s’agira notamment de voir comment se déroule l’instance, quelles sont les défenses possibles pour les dirigeants et, enfin, quel est l’impact réel d’une condamnation.
Nous aborderons successivement :
(A) Le déroulement de la procédure et les moyens de défense des dirigeants
(B) L’étendue des sanctions et les évolutions jurisprudentielles récentes
A. Déroulement de la procédure et moyens de défense des dirigeants
1. L’initiative de l’action et les étapes clés de la procédure
En principe, c’est le liquidateur judiciaire ou le ministère public qui intente l’action en comblement de passif. Néanmoins, les créanciers peuvent également inciter le liquidateur à agir, dès lors qu’ils estiment que les dirigeants ont commis des fautes de gestion ayant entraîné l’aggravation du passif.
Le déroulement de la procédure peut se schématiser en plusieurs étapes :
Saisine de la juridiction compétente : souvent le tribunal de commerce pour les sociétés commerciales.
Instruction de l’affaire : examen des pièces comptables, auditions éventuelles, rapports d’expertise si besoin.
Audience et jugement : le tribunal peut prononcer la condamnation, la rejeter ou la limiter à un certain montant.
Voies de recours : les dirigeants condamnés peuvent faire appel de la décision. Depuis la réforme de 2023, les Cours d’appel se montrent généralement attentives au critère de la causalité pour réévaluer éventuellement le montant de la condamnation.
2. Les moyens de défense les plus courants
Les dirigeants poursuivis disposent de plusieurs arguments de défense pour tenter d’éviter ou de diminuer leur condamnation :
La justification de l’absence de faute : prouver que les décisions contestées étaient prises dans l’intérêt de la société ou qu’elles relevaient de la gestion normale des affaires.
La rupture du lien de causalité : démontrer que l’aggravation du passif est principalement due à des facteurs externes (conjoncture économique, défaillance d’un partenaire majeur, crise sanitaire ou géopolitique, etc.).
La pluralité de dirigeants : en cas de direction collégiale, la répartition des rôles peut servir à montrer que la personne poursuivie n’avait pas la compétence ou la maîtrise des faits litigieux.
Le comportement proactif : si le dirigeant a anticipé les difficultés, consulté régulièrement les organes de contrôle, ou cherché à redresser la situation, il peut prétendre à une exonération partielle (ou totale) de responsabilité. Les juges prennent de plus en plus en compte la « bonne foi » et la réactivité du dirigeant face aux alertes.
B. Étendue des sanctions et évolutions jurisprudentielles récentes
1. Montant et modalités de condamnation
Le tribunal a le pouvoir de condamner les dirigeants à supporter tout ou partie du passif social non couvert par les actifs de la société. Le montant est donc potentiellement très élevé si l’insuffisance d’actif est importante. Toutefois, la juridiction peut opter pour une condamnation partielle, en ne mettant à la charge du dirigeant qu’une fraction de l’insuffisance, notamment si plusieurs dirigeants sont impliqués ou si la faute n’a été qu’un facteur parmi d’autres.
Le principe de proportionnalité fait aujourd’hui consensus : la sanction financière doit être en adéquation avec la gravité de la faute, l’importance du préjudice et la situation personnelle du dirigeant (la jurisprudence récente considère de plus en plus les capacités contributives de la personne condamnée).
2. Les conséquences personnelles pour le dirigeant
Outre l’obligation de payer, le dirigeant condamné peut faire l’objet d’une interdiction de gérer. Il s’agit d’une mesure généralement prononcée en sus du comblement de passif lorsque la faute de gestion est particulièrement grave, révélant une inaptitude à la direction d’une entreprise. Cette interdiction peut aller de deux à quinze ans (selon les circonstances et la gravité des faits).
En pratique, une condamnation pour comblement de passif a des effets considérables sur la réputation du dirigeant, ainsi que sur son patrimoine personnel. D’où l’importance de se défendre efficacement et de faire valoir ses arguments dès le stade de l’enquête du liquidateur.
3. Les nouvelles tendances de la jurisprudence (2024-2025)
Depuis l’entrée en vigueur de l’Ordonnance de 2023, plusieurs décisions rendues au cours des années 2024 et 2025 ont fixé des lignes directrices :
Exigence accrue de preuve : il ne suffit plus d’alléguer une mauvaise gestion. Le liquidateur doit désormais apporter des éléments concrets et chiffrés démontrant le lien de causalité.
Reconnaissance de la complexité économique : les juges tiennent compte de la conjoncture et n’hésitent plus à exonérer partiellement les dirigeants lorsqu’une crise sectorielle a pesé lourdement.
Distinction entre faute simple et faute lourde : la condamnation tend à être plus sévère (éventuellement intégrale) lorsque le dirigeant a sciemment agi contre l’intérêt social (ex : appropriation frauduleuse d’actifs). À l’inverse, si la faute revêt un caractère moins évident (ex : stratégie hasardeuse mais non délibérément fautive), la sanction financière est modulée.
Conclusion
Le comblement de passif pour insuffisance d’actif reste un dispositif clé dans l’arsenal du droit des entreprises en difficulté, permettant de faire peser sur les dirigeants fautifs le poids financier de leurs décisions hasardeuses ou malhonnêtes. Au 1er janvier 2025, l’application pratique du texte issu de l’Ordonnance n° 2023-1012 a déjà montré un certain nombre de tendances :
Une exigence probatoire renforcée : le liquidateur et le ministère public doivent démontrer précisément la faute et son impact sur l’aggravation du passif.
Une prise en compte plus nuancée du contexte : la jurisprudence distingue de mieux en mieux entre la faute de gestion avérée et la conséquence d’une conjoncture défavorable ou d’événements imprévisibles.
Une sanction proportionnée : tant en termes de montant que de mesures d’interdiction de gérer, les juridictions apprécient la gravité de la faute, la capacité contributive du dirigeant et l’existence éventuelle de plusieurs responsables.
Pour les dirigeants, cette procédure demeure un risque majeur, justifiant de faire preuve à la fois de vigilance dans la gestion de l’entreprise et de transparence dans la tenue des comptes. L’anticipation des difficultés, le recours à des conseils extérieurs compétents (avocats, experts-comptables), ainsi qu’une démarche proactive en cas de crise, peuvent souvent éviter le pire.
En définitive, le comblement de passif pour insuffisance d’actif a vocation à protéger les créanciers, tout en maintenant un certain équilibre. Ni « épée de Damoclès » permanente, ni sanction automatique, il s’agit d’un mécanisme ciblé, dont le champ d’application s’est clarifié en 2024-2025. Les dirigeants de bonne foi qui agissent dans l’intérêt social ont peu à redouter ; en revanche, ceux qui outrepassent leurs pouvoirs ou ignorent les signaux d’alerte s’exposent à des conséquences patrimoniales potentiellement lourdes.
Message clé : La meilleure défense des dirigeants reste la prévention. Connaître ses obligations légales, s’entourer de conseils avisés et adopter une gestion rigoureuse sont aujourd’hui les piliers pour se prémunir contre une action en comblement de passif.
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