«Négociations sous haute surveillance : l’impact de l’article 1112-2 du Code civil sur la confidentialité et la responsabilité précontractuelle
- Rodolphe Rous
- 21 mars
- 8 min de lecture

Depuis l’entrée en vigueur de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, le Code civil français s’est vu enrichi de nouvelles dispositions visant à clarifier et à moderniser les principes directeurs de la phase précontractuelle. Parmi elles, l’article 1112-2, en vigueur depuis le 1er octobre 2016, cristallise la consécration législative d’un principe jusque-là peu formalisé dans les textes : l’obligation de confidentialité dans le cadre des pourparlers.
Le texte de l’article 1112-2 du Code civil énonce que « Celui qui utilise ou divulgue sans autorisation une information confidentielle obtenue à l’occasion des négociations engage sa responsabilité dans les conditions du droit commun ». Autrement dit, toute partie qui, à l’occasion d’échanges préliminaires, tirerait un profit indu ou causerait un préjudice à autrui par la divulgation d’informations confidentielles, verrait sa responsabilité engagée. L’importance de ce principe s’étend au-delà du seul cadre purement contractuel : au cours des négociations, il s’agit de maintenir un climat de confiance et de sécurité juridique, fondamental pour la conclusion d’un accord équilibré.
Si la France a consacré cette obligation expressément dans son Code civil, d’autres systèmes juridiques étrangers reconnaissent depuis longtemps des mécanismes similaires, quoique sous des appellations et des fondements parfois différents (culpa in contrahendo en droit allemand, « implied obligation of confidentiality » en Common Law, etc.). Dans un contexte de plus en plus mondialisé, où les négociations peuvent impliquer des cocontractants de diverses nationalités, la prise en compte du droit comparé s’avère essentielle.
Nous verrons d’abord comment l’article 1112-2 du Code civil s’inscrit dans une longue évolution doctrinale et jurisprudentielle portant sur la confidentialité des pourparlers, avant d’étudier dans un second temps les conséquences concrètes de la violation de cette obligation, en droit français comme dans une perspective comparative.
Première Partie : L’émergence d’une obligation légale de confidentialité dans les négociations précontractuelles
Section I : Les fondements juridiques et historiques de l’article 1112-2 du Code civil
L’adoption de l’ordonnance n°2016-131 du 10 février 2016 marque une étape importante dans la codification des principes relatifs aux négociations précontractuelles. Traditionnellement, la phase précontractuelle était régie par le principe de liberté contractuelle (article 1102 du Code civil) et d’obligation de bonne foi (article 1104 du Code civil). Cependant, la confidentialité n’y figurait pas explicitement, laissant la jurisprudence se baser sur les notions de loyauté et de bonne foi pour sanctionner les divulgations illicites d’informations confidentielles.
Une consécration législative attendue
Avant la réforme de 2016, la protection de la confidentialité reposait principalement sur l’application du droit commun de la responsabilité délictuelle (ancien article 1382 du Code civil, devenu article 1240). Les juges recherchaient si la divulgation d’informations obtenues durant les pourparlers constituait une faute, un préjudice et un lien de causalité, afin de fonder une éventuelle réparation.
Les négociateurs, souvent soucieux de garantir la discrétion sur les informations échangées (plans d’affaires, secrets de fabrication, données économiques sensibles), recouraient à des accords de confidentialité (NDA). Toutefois, cette pratique contractuelle n’était pas systématisée ni toujours adaptée à toutes les situations.
Un tournant majeur : l’article 1112-2
L’ordonnance de 2016 a introduit dans le Code civil un texte clair et précis concernant la confidentialité dans la phase précontractuelle. Désormais, l’article 1112-2 dispose que « Celui qui utilise ou divulgue sans autorisation une information confidentielle obtenue à l’occasion des négociations engage sa responsabilité dans les conditions du droit commun ».
Cette disposition ne se limite pas à prohiber la divulgation : elle s’étend également à l’utilisation d’une information confidentielle. Le simple fait d’en faire usage, même sans la rendre publique, peut engager la responsabilité de la partie fautive si cela cause un préjudice à l’autre partie.
L’article 1112-2 consacre ainsi un principe d’ordre public protecteur de la confiance réciproque nécessaire à toute négociation sérieuse.
Section II : L’étendue matérielle et les limites de l’obligation de confidentialité
Le texte de l’article 1112-2, succinct, laisse une marge d’interprétation quant à la portée exacte de l’obligation de confidentialité, ce qui nécessite de clarifier ses contours et ses limites.
Notion d’« information confidentielle »
La loi ne définit pas explicitement ce qu’est une « information confidentielle ». En pratique, il convient d’adopter une approche pragmatique, en tenant compte de la nature de l’information, des relations entre parties et de leur volonté manifeste ou implicite de la garder secrète.
Les juges du fond pourraient considérer qu’est confidentielle toute information à caractère sensible, non déjà portée à la connaissance du public, et dont la divulgation porterait atteinte aux intérêts légitimes d’une partie. Cela peut inclure des informations commerciales, financières, techniques ou stratégiques.
Caractère supplétif ou impératif
Bien que l’obligation de confidentialité découle désormais d’une disposition législative expresse, les parties demeurent libres de conclure des accords de confidentialité plus détaillés (clauses spécifiques dans le protocole de négociation, accords-cadres, etc.).
L’article 1112-2 revêt toutefois une portée impérative sur le plan de la responsabilité, de sorte que même en l’absence de clause expresse, ou si le contrat est finalement non conclu, la partie ayant divulgué ou utilisé des informations confidentielles pourra être poursuivie sur le fondement du droit commun de la responsabilité civile (articles 1240 et suivants du Code civil).
Limites à l’obligation de confidentialité
Il existe certaines limites d’ordre public, par exemple lorsque la divulgation est imposée par la loi ou par une autorité administrative ou judiciaire. Les obligations de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LCB-FT) peuvent également justifier la transmission de certaines informations, même confidentielles, aux autorités compétentes.
De même, la partie détentrice de l’information confidentielle peut consentir à son utilisation ou à sa divulgation dans des circonstances précises. L’article 1112-2 lui-même vise l’hypothèse de la « divulgation sans autorisation », ce qui laisse entendre qu’une divulgation autorisée ou justifiée ne serait pas fautive.
Deuxième Partie : Les conséquences de la violation de l’obligation de confidentialité : responsabilité et sanctions
Section I : La mise en œuvre de la responsabilité en droit français
La conséquence majeure de la violation de l’article 1112-2 se situe sur le terrain de la responsabilité civile. Celui qui use ou divulgue sans autorisation une information confidentielle obtenue lors de pourparlers engage sa responsabilité « dans les conditions du droit commun ».
Fondement juridique et preuve de la faute
En droit français, la réparation du dommage subi par la partie victime de la divulgation se fonde sur l’article 1240 du Code civil (ex-article 1382). Pour que la victime obtienne réparation, il convient de démontrer (i) une faute, (ii) un préjudice et (iii) un lien de causalité.
La faute consiste dans la violation de l’obligation légale ou contractuelle de confidentialité. Concrètement, la victime devra prouver l’existence d’informations réellement confidentielles, obtenues au cours des négociations, ainsi que la divulgation ou l’utilisation illicite de ces informations par le défendeur.
Préjudice réparable
Le préjudice né de la divulgation d’informations confidentielles peut prendre plusieurs formes : perte de chance de conclure un contrat avantageux, atteinte à l’image de la victime, préjudice financier direct ou indirect (par exemple, si un concurrent obtient un avantage concurrentiel).
Le préjudice moral peut également être invoqué lorsque la divulgation touche à la réputation ou cause un trouble dans la vie professionnelle.
Dans certains cas, des dommages-intérêts punitifs ne sont pas prévus par le droit français. Toutefois, les juges peuvent octroyer des sommes importantes à titre de réparation, surtout si la faute revêt un caractère grave ou si la partie fautive a agi de façon particulièrement malveillante.
Sanctions et mesures conservatoires
La victime peut solliciter, outre des dommages-intérêts, des mesures telles qu’une injonction judiciaire d’interdiction de poursuivre l’utilisation fautive. Si la confidentialité n’est pas encore rompue, un référé peut permettre d’empêcher ou de limiter la divulgation imminente de l’information.
Les clauses pénales, prévues dans certains accords de confidentialité, peuvent également renforcer la protection de l’information. Le juge conserve toutefois la possibilité de modérer ou d’augmenter le montant de la clause pénale si celui-ci apparaît manifestement dérisoire ou excessif (article 1231-5 du Code civil).
Section II : Un regard comparé : la protection de la confidentialité dans d’autres systèmes juridiques
Dans un monde des affaires globalisé, il est fréquent que les négociations se déroulent entre partenaires de différentes nationalités. Il est donc utile d’examiner comment la confidentialité des négociations est envisagée dans quelques grands systèmes juridiques, afin de mettre en perspective les spécificités du droit français.
Le droit allemand (BGB) : la culpa in contrahendo
Le concept de culpa in contrahendo, élaboré par Rudolf von Jhering puis consacré par la jurisprudence allemande, impose un devoir de bonne foi et de protection mutuelle durant la phase précontractuelle.
La divulgation fautive d’informations confidentielles reçues lors de négociations peut engager la responsabilité délictuelle du divulgateur (articles 280 et 241(2) du Bürgerliches Gesetzbuch – BGB).
De plus, les tribunaux allemands accordent souvent une attention particulière aux pertes liées au non-respect de la confidentialité, et l’évaluation du dommage peut inclure le préjudice subi ainsi que les bénéfices injustement obtenus.
Le droit anglais (Common Law) : l’obligation implicite de confidentialité et le « breach of confidence »
En Common Law, il n’existe pas de texte général comparable à l’article 1112-2 du Code civil. Toutefois, les juridictions anglaises reconnaissent l’« equitable doctrine of confidence » : toute personne recevant une information confidentielle en circonstances « importées de confiance » se voit tenue de ne pas l’utiliser à son profit ou au détriment du propriétaire de l’information.
Des accords de non-divulgation (NDA) sont très fréquents en pratique, assurant une protection contractuelle renforcée.
En cas de violation, le juge peut ordonner des injonctions (interlocutory injunctions) pour empêcher la poursuite de la divulgation, et prononcer des dommages-intérêts compensatoires ou, dans certains cas, des comptes à rendre (account of profits) pour retirer au fautif tout profit tiré de l’utilisation de l’information.
Le droit suisse : la bonne foi et la protection des secrets d’affaires
En droit suisse, l’article 2 du Code civil pose le principe général de bonne foi. Par ailleurs, des lois spécifiques protègent les secrets d’affaires (par ex. l’article 162 du Code pénal suisse réprimant la violation du secret de fabrication ou d’affaires).
Dans le cadre des négociations contractuelles, la bonne foi impose de ne pas abuser de la confiance de l’autre partie. Ainsi, la divulgation injustifiée d’informations sensibles ou confidentielles ouvre droit à réparation sur le fondement de la responsabilité civile (articles 41 et suivants du Code des obligations suisse).
Comparaison et enseignements
Dans la plupart des grands systèmes juridiques, la confidentialité est défendue par un ensemble de règles et de principes, qu’ils soient de nature législative, jurisprudentielle ou contractuelle.
L’article 1112-2 du Code civil français se rapproche beaucoup du raisonnement sous-jacent à la culpa in contrahendo (droit allemand) et à l’« equitable doctrine of confidence » (Common Law). Tous visent à sanctionner la divulgation illicite d’informations obtenues dans un cadre censé rester confidentiel.
La codification française a l’avantage de la clarté et de la systématisation, favorisant la sécurité juridique des opérateurs économiques, tant nationaux qu’étrangers.
Conclusion
L’introduction dans le Code civil français de l’article 1112-2 illustre la volonté du législateur de renforcer la confiance et la loyauté des échanges précontractuels. Désormais, l’interdiction faite à toute partie de divulguer ou d’utiliser sans autorisation des informations confidentielles obtenues lors des pourparlers est clairement affirmée, et la sanction de cette faute est placée sous le régime de la responsabilité civile de droit commun (articles 1240 et suivants du Code civil).
Cette évolution législative est venue parachever un mouvement de protection préexistante, jusque-là essentiellement fondé sur la jurisprudence et la bonne foi contractuelle. Désormais, la structure normative est plus lisible, ce qui profite aussi bien aux professionnels qu’aux particuliers, qu’ils soient français ou étrangers. Les éventuelles divergences d’interprétation subsistent quant à la définition précise de l’information confidentielle et aux critères d’évaluation du préjudice, mais le socle posé par l’article 1112-2 fournit des points de repère solides.
Dans une économie mondialisée, les négociations peuvent se dérouler simultanément sur plusieurs territoires, sous l’empire de différents droits nationaux. Le recours à l’article 1112-2 du Code civil, complété par des clauses de confidentialité soigneusement rédigées, constitue un gage de sécurité pour les parties. Comparativement à d’autres systèmes juridiques (allemand, anglais, suisse, etc.), la solution française se distingue par une codification claire, évitant ainsi une dépendance excessive à la jurisprudence ou aux seuls accords de non-divulgation.
En conclusion, le message est limpide : si la liberté contractuelle demeure essentielle lors des négociations, elle ne doit pas se faire au détriment de la confiance légitime que chaque partie place dans la protection de ses informations sensibles. En prévoyant de sanctionner quiconque trahit cette confiance, l’article 1112-2 contribue à consolider le climat de sécurité juridique indispensable à la bonne marche de l’économie, à la coopération commerciale et à la protection des intérêts légitimes de toutes les parties impliquées dans un projet contractuel.
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