
La procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) est un domaine complexe du droit des entreprises en difficulté, soumise à des règles spécifiques, notamment en ce qui concerne la déclaration des créances. L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 11 décembre 2024 (n° 23-13.300) apporte d’importantes précisions quant à la portée de la mention d’une créance sur la liste de créanciers que le débiteur doit obligatoirement remettre au mandataire judiciaire (article L. 622-6 du Code de commerce).Plus précisément, la Haute juridiction se prononce sur la question de savoir si le fait, pour le débiteur, de mentionner une créance dans cette liste peut constituer une renonciation tacite à la prescription déjà acquise, ou un empêchement à se prévaloir de la prescription. La décision, qui confirme une jurisprudence antérieure, nous rappelle que la renonciation à la prescription doit résulter d’une volonté claire et non équivoque du débiteur.
Dans le présent article, rédigé en trois parties et chacune subdivisée en trois sous-parties, nous allons :
Revenir sur le cadre légal de la prescription en droit français et sur l’obligation du débiteur de déclarer ses créanciers dans le cadre d’une procédure collective.
Analyser les faits et la solution de l’arrêt du 11 décembre 2024, en mettant l’accent sur la condition de « volonté non équivoque » nécessaire à la renonciation à la prescription.
Mesurer la portée pratique de cette jurisprudence pour les créanciers et les débiteurs, ainsi que les bonnes pratiques à adopter dans la gestion des procédures collectives.
L’ensemble des références législatives et réglementaires mentionnées peuvent être consultées sur Legifrance, qui constitue la source officielle des textes en vigueur en France.
PARTIE I. LE CADRE LÉGAL : PRESCRIPTION CIVILE ET PROCÉDURES COLLECTIVES
A. Les fondements de la prescription en droit français
Définition et fonction de la prescription
La prescription extinctive est un mécanisme juridique qui permet, après un certain délai, de délier un débiteur de ses obligations, ou plus précisément, de rendre irrecevable l’action intentée par le créancier pour obtenir le paiement. En droit français, la prescription est gouvernée par le Code civil (articles 2219 et suivants), qui prévoit :
Un délai de droit commun de cinq ans pour les actions personnelles ou mobilières (article 2224 du Code civil).
Des délais spéciaux pour certaines matières particulières (par exemple, la prescription trentenaire en matière immobilière, ou encore la prescription de deux ans pour les actions dérivant d’un contrat d’assurance).
L’objectif de la prescription est de sécuriser les relations juridiques et d’inciter les titulaires de droits à les faire valoir dans un délai raisonnable.
Renonciation à la prescription
Le principe posé par le Code civil (articles 2250 et 2251) est que la renonciation à la prescription peut être expresse ou tacite.
Renonciation expresse : elle se fait de manière explicite, par une déclaration formelle émanant du débiteur qui reconnaît sa dette ou accepte de renoncer au bénéfice de la prescription.
Renonciation tacite : elle doit résulter d’actes ou de comportements ne laissant aucun doute quant à la volonté du débiteur de ne plus se prévaloir de la prescription.
En outre, la renonciation à la prescription ne peut intervenir qu’après que la prescription soit effectivement acquise. En d’autres termes, le débiteur peut décider de ne pas invoquer une prescription qui est déjà consommée en reconnaissant spontanément la dette ou en adoptant un comportement incompatible avec le fait de s’en prévaloir.
La preuve de la volonté non équivoque
La jurisprudence souligne régulièrement que la renonciation à la prescription, notamment la renonciation tacite, ne se présume pas à la légère. Les juges recherchent dans chaque espèce si les circonstances de fait établissent clairement la volonté du débiteur de renoncer à son droit. S’il subsiste un doute sur l’intention réelle du débiteur, la renonciation n’est pas retenue.
B. L’obligation du débiteur de lister ses créanciers en procédure collective
Les règles applicables
Lorsqu’une entreprise est soumise à une procédure collective (sauvegarde, redressement judiciaire ou liquidation judiciaire), le débiteur est tenu, conformément à l’article L. 622-6 du Code de commerce, de remettre au mandataire judiciaire la liste de ses créanciers ainsi que le montant des sommes qu’il estime leur devoir.
Cette liste est essentielle, car :
Elle informe le mandataire judiciaire sur l’étendue des passifs de l’entreprise.
Elle facilite la tâche des créanciers, qui doivent en principe déclarer eux-mêmes leur créance dans un délai légal.
Elle peut provoquer une présomption de déclaration pour le créancier, si elle est faite dans le délai de déclaration.
Conséquences pratiques
La mention, par le débiteur, d’un créancier dans la liste transmise au mandataire judiciaire peut avoir plusieurs conséquences :
Faciliter la preuve de l’existence d’une créance (au moins à hauteur du montant indiqué).
Faire naître une présomption de déclaration de créance au bénéfice du créancier, dans la mesure et les limites fixées par la loi.
Cependant, il est primordial de distinguer la présomption de déclaration de la reconnaissance de la dette ou de la renonciation à la prescription. La jurisprudence récente montre que l’inscription d’une créance dans la liste des créanciers ne vaut pas nécessairement renonciation à contester l’existence de cette créance ou à invoquer la prescription.
Prescription et mention d’une créance
L’article L. 622-6 du Code de commerce n’a pas pour objet de régler les questions de prescription. Il impose seulement un devoir d’information à la charge du débiteur. Le débiteur, soumis à une obligation légale de listing, ne peut être considéré comme renonçant tacitement à la prescription juste parce qu’il communique cette information. La plupart des décisions antérieures admettent que, même après avoir porté une créance à la connaissance de l’organe de la procédure, le débiteur peut toujours contester le bien-fondé de la créance ou opposer la prescription.
C. Le cadre procédural : rôle du juge-commissaire et litige devant la juridiction compétente
Déclaration de créance et vérification
En procédure collective, chaque créancier doit déclarer sa créance dans un délai de deux mois à compter de la publication du jugement d’ouverture (articles L. 622-24 et suivants du Code de commerce).
Le juge-commissaire est compétent pour admettre, rejeter ou constater la contestation de la créance:
Adoption d’une liste par le débiteur : cette liste peut aider le mandataire judiciaire à l’inventaire du passif et constitue un indice pour le créancier, mais ne dispense pas en principe celui-ci de déclarer sa créance, sauf application stricte de la présomption de déclaration (possible, à condition que la mention soit suffisamment précise et intervenue dans le délai légal).
Contestations sérieuses
Si le juge-commissaire constate une contestation sérieuse (en droit ou en fait), il se déclare incompétent pour trancher au fond et renvoie les parties à saisir la juridiction compétente (en général, le tribunal judiciaire ou, pour certaines matières, le tribunal de commerce).
Dans l’affaire commentée, c’est bien ce qui s’est produit : la créance était contestée pour prescription, le juge-commissaire ne se prononce pas définitivement et renvoie le litige devant la juridiction de droit commun.
Liquidation judiciaire et poursuite du litige
Même après la conversion du redressement en liquidation judiciaire, les litiges relatifs aux créances subsistent, et le liquidateur judiciaire (ou le débiteur, s’il est encore en mesure d’agir) peut continuer à contester la créance ou à invoquer la prescription.Les créanciers ont, quant à eux, la possibilité de maintenir leurs actions contre le débiteur, éventuellement pour obtenir une admission tardive s’ils estiment la prescription inapplicable.
PARTIE II. L’ARRÊT DU 11 DÉCEMBRE 2024 : LES FAITS, LA PROCÉDURE ET LA DÉCISION DE LA COUR DE CASSATION
A. Rappel des faits et de la procédure
Créance contestée
Un créancier déclare une créance d’un montant de plus d’un million d’euros. Le mandataire judiciaire estime que cette créance est prescrite. Le créancier assigne alors :
La débitrice,
L’administrateur judiciaire,
Le mandataire judiciaire,
La caution,
afin de faire juger la créance recevable et non prescrite.
Position du juge-commissaire
Constatant l’existence d’une « contestation sérieuse », le juge-commissaire se déclare incompétent pour statuer sur l’admission de la créance. Il invite alors le créancier à saisir la juridiction compétente, conformément aux dispositions du Code de commerce.
Transformation en liquidation judiciaire
Par la suite, la procédure de redressement est convertie en liquidation judiciaire. Devant la juridiction compétente, la débitrice (désormais en liquidation) et la caution soutiennent que la créance est irrecevable car prescrite. Le litige porte, entre autres, sur la question de savoir si la mention de la créance dans la liste remise par la débitrice au mandataire judiciaire emporte ou non renonciation à la prescription.
B. L’argumentation des parties et la solution des juges du fond
Arguments du créancier
Le créancier soutient que :
La débitrice a explicitement mentionné la créance en cause dans la liste transmise au mandataire judiciaire, conformément à l’obligation qui lui incombe à l’ouverture de la procédure collective.
Cet acte constituerait une reconnaissance de dette ou à tout le moins une renonciation tacite à se prévaloir de la prescription, compte tenu du caractère volontaire et non équivoque de l’inscription.
Décision de la cour d’appel
Les juges d’appel, après avoir examiné les pièces, déclarent l’action du créancier prescrite et rejettent l’argument de la renonciation, au motif que :
La débitrice s’est bornée à obéir à une injonction légale.
La liste qu’elle a remise au mandataire judiciaire avait pour seul objectif de répertorier le passif potentiel de l’entreprise, sans volonté de reconnaître formellement la dette ou d’y renoncer.
Aucune circonstance ne permet d’inférer une volonté non équivoque de renoncer au bénéfice de la prescription.
Pourvoi en cassation
Le créancier forme un pourvoi, estimant que la cour d’appel a méconnu les règles relatives à la renonciation tacite à la prescription, d’autant que la mention de la créance dans la liste transmise au mandataire judiciaire devrait, selon lui, être interprétée comme une manifestation claire de la volonté de payer.
C. La décision de la Cour de cassation et sa justification
Le principe posé par la Haute juridiction
La Cour de cassation confirme la position de la cour d’appel. Elle rappelle que, selon les articles 2250 et 2251 du Code civil, la renonciation tacite à la prescription acquise ne peut résulter que de circonstances établissant sans équivoque la volonté du débiteur de ne pas s’en prévaloir.
Application au cas d’espèce
La Cour considère que :
La créance portée à la connaissance du mandataire judiciaire en application de l’obligation légale (article L. 622-6 du Code de commerce) ne peut constituer, à elle seule, une preuve non équivoque de la renonciation à la prescription.
Même si cette inscription facilite la présomption de déclaration de créance par le créancier, elle n’a pas pour effet de désarmer la défense du débiteur quant à l’invocation de la prescription ou d’autres moyens de contestation.
Rejet du pourvoi
La Cour de cassation rejette donc le pourvoi du créancier et entérine la décision rendue par la cour d’appel. Le principe est désormais clairement établi :
Mentionner un créancier dans la liste obligatoire prévue par le Code de commerce n’est pas un acte de reconnaissance de dette ni une renonciation tacite à la prescription.
Pour qu’il y ait renonciation tacite, il faut démontrer un comportement actif du débiteur, traduisant sa volonté de ne plus se prévaloir d’un droit acquis.
PARTIE III. PORTÉE DE L’ARRÊT ET RECOMMANDATIONS PRATIQUES
A. Conséquences pour les créanciers
L’importance d’une déclaration de créance autonome
Les créanciers ne doivent pas se reposer entièrement sur la mention de leur créance dans la liste du débiteur. Il reste fortement conseillé de déclarer explicitement sa créance dans les délais légaux, afin de :
Éviter tout risque d’irrecevabilité pour déclaration hors délai.
Ne pas dépendre uniquement de la présomption de déclaration, laquelle peut être remise en cause si la mention est jugée imprécise ou incomplète.
Avoir la possibilité, en cas de contestation, de justifier le fondement et le montant de la créance
La prescription n’est pas éteinte par la simple mention
Les créanciers qui souhaitent contester une éventuelle prescription doivent prouver un acte non équivoque de la part du débiteur. La mention d’une créance dans un document imposé par la loi n’est pas considérée comme un tel acte.
Il est donc impératif, pour un créancier face à un débat sur la prescription, de rechercher d’autres éléments (échanges de courriers, propositions de règlement, paiements partiels, etc.) susceptibles de caractériser une renonciation ou une reconnaissance formelle de la dette.
Surveillance des délais et actions de fond
Puisque l’invocation de la prescription peut intervenir à tout stade de la procédure, les créanciers doivent surveiller l’évolution de la procédure collective et être prêts à défendre la validité de leur créance devant le tribunal compétent. Faire appel à des conseils spécialisés (avocats, mandataires) peut être essentiel pour sécuriser leurs droits.
B. Conséquences pour les débiteurs
Obligation légale et absence de reconnaissanceL’arrêt confirme que la mention des créances dans la liste prévue par l’article L. 622-6 du Code de commerce ne constitue pas une reconnaissance de dette. Les débiteurs sont donc protégés : ils peuvent remplir leur obligation légale de signaler leurs créanciers, sans craindre de passer pour des renonçants tacites à la prescription.
Maintien des moyens de défense
Même après avoir signalé un créancier, le débiteur conserve ses moyens de contestation, y compris la prescription. Cela revêt une importance stratégique, notamment pour les dettes anciennes : la seule formalité de listing ne fait pas tomber la possibilité de se prévaloir de la prescription si elle est acquise.
Précautions rédactionnelles
Il est tout de même recommandé au débiteur, lorsqu’il dresse sa liste de créances, de formuler clairement qu’il respecte une obligation légale d’information et que cette inscription ne vaut pas reconnaissance de la validité des créances ou renonciation à un moyen de droit (dont la prescription).
Dans la pratique, on voit souvent des notes annexées à la liste : « Ce document est établi à titre purement indicatif et sans renonciation ni reconnaissance quant à l’existence, au montant ou à la prescription des créances mentionnées ».
C. Recommandations pratiques et perspectives
Pour les professionnels du droit
Avocats : Ils doivent veiller à recueillir toutes les preuves de la volonté non équivoque en cas de renonciation tacite. La jurisprudence impose une lecture stricte, et la seule mention d’une créance ne saurait suffire.
Mandataires judiciaires : Ils doivent informer les parties de la portée limitée de la liste de créanciers et rappeler au débiteur et aux créanciers les conséquences procédurales (délais de déclaration, possibilité de contestation, etc.).
Pour les entreprises
Anticipation : Mieux vaut régulariser les dettes anciennes avant l’ouverture d’une procédure collective, si possible, afin d’éviter les litiges sur la prescription.
Transparence : Dans la liste remise, le débiteur indique ses créances de façon claire et exhaustive, en précisant au besoin ses réserves quant à la validité ou la non-prescription de ces créances.
Perspectives jurisprudentielle
L’arrêt du 11 décembre 2024 s’inscrit dans une lignée d’autres décisions confirmant qu’une simple mention légale n’emporte pas reconnaissance de dette.
On peut s’attendre à ce que les juridictions continuent d’exiger une preuve « sans équivoque » de la volonté du débiteur de renoncer à la prescription, maintenant ainsi une cohérence avec les principes généraux du Code civil.
L’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2024 (n° 23-13.300) constitue une nouvelle illustration du principe selon lequel la renonciation tacite à la prescription exige un comportement démontrant sans ambiguïté la volonté du débiteur de ne plus s’en prévaloir. La simple mention d’une créance sur la liste remise par le débiteur au mandataire judiciaire en application de l’article L. 622-6 du Code de commerce n’emporte pas cette renonciation, car elle relève d’une obligation légale et ne traduit pas une reconnaissance spontanée ou volontaire de la dette.
Cette solution est cohérente avec la jurisprudence antérieure, qui avait déjà souligné que la mention d’une créance dans la liste du débiteur pouvait faciliter la présomption de déclaration pour le créancier, sans pour autant constituer une « reconnaissance de dette » ni un renoncement à contester son existence ou à invoquer la prescription.
Sur le plan pratique, le message est limpide :
Les créanciers doivent rester vigilants quant à l’effectivité de leur déclaration de créance et se prémunir d’une contestation ultérieure.
Les débiteurs sont incités à remplir correctement leurs obligations légales lors de l’ouverture de la procédure collective, sans craindre de perdre ipso facto le bénéfice de la prescription.
Les professionnels du droit (avocats, mandataires) veilleront à conseiller leurs clients sur la bonne manière de formaliser les actes, déclarations et listes afin de prévenir ou de gérer efficacement les litiges portant sur la renonciation ou l’invocation de la prescription.
En définitive, cette décision consolide la sécurité juridique en matière de procédures collectives, en préservant l’équilibre entre la transparence imposée au débiteur et la protection de ses droits fondamentaux en matière de prescription. Les praticiens et les entreprises concernées y trouveront un jalon supplémentaire pour guider leur pratique quotidienne.
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